Programme 19460 : Les moules monétaires de Qasr-Qarun/Dionysias : contrefaire la monnaie dans la vallée du Nil au début du IVe siècle

Pierre-Marie Guihard, Jérémie Chameroy et Guillaume Blanchet en partenariat avec le Centre Michel de Boüard-CRAHAM de l’Université de Caen Normandie (UMR 6273) et le Leibniz-Zentrum für Archäologie (LEIZA, Mayence)

Le programme a pour objectif un nouvel examen des moules monétaires en argile découverts lors des fouilles franco-suisses menées à partir de 1948 sur le site de Dionysias (actuelle Qasr-Qarun), sous la direction de Jacques Schwartz et Henri Wild^[1]. Associés en pile ou en rouleau, ces moules du début du IV^e siècle après J.-C. se comptent en plusieurs milliers d’individus (Figure 1) plus ou moins fragmentés qui, après leur emploi, avaient été jetés au rebut dans un bâtiment situé à mi-distance entre le temple de Sobek et la forteresse hébergeant au IV^e siècle une aile de cavalerie (Figure 2). En 1950, la fouille systématique de ce bâtiment a révélé, en outre, qu’il s’agissait d’une maison partiellement délabrée, qui aurait pu être reconvertie, selon les fouilleurs, en « atelier monétaire »^[2].

Si la production de monnaies par surmoulage est particulièrement répandue en Égypte, où elle est attestée depuis l’époque ptolémaïque jusqu’au VII^e siècle apr. J.-C.^[3], c’est toutefois au IV^e siècle qu’elle atteint sa diffusion maximale, comme le montrent les milliers de moules monétaires mis au jour dans la vallée du Nil et répartis entre huit trouvailles. Parmi celles-ci, la découverte de Dionysias est assurément la plus spectaculaire avec ses ca. 15 000 moules inventoriés, dont l’importance est d’autant plus accrue que les autres ensembles connus sont mal documentés ou n’ont généralement pas été entièrement conservés^[4]. Par son volume et la connaissance de son contexte archéologique, cette découverte apporte, par conséquent, une documentation unique pour étudier une activité qui, à cette époque, est quasiment limitée à l’Égypte.

Les explications avancées jusqu’ici pour justifier cette production locale copiant la monnaie impériale de billon (nummus) invoquent un manque de numéraire, en supposant que l’atelier impérial d’Alexandrie (le seul actif en Égypte) n’aurait pas eu la capacité d’approvisionner toute la vallée du Nil en petit numéraire. Le surmoulage de nummi aurait été une activité quasiment légale^[5], tolérée par un État incapable d’assurer une production monétaire suffisante. Les interprétations développées ne reposent toutefois que sur une étude superficielle du mobilier. En fait, les monnaies sorties des moules étaient d’exactes répliques des nummi impériaux (Figure 3) – elles devaient ainsi tromper l’usager en lui faisant croire qu’il avait une monnaie officielle et frappée entre les mains (Figure 4). Devant la loi antique, ce sont des fausses monnaies qui étaient fabriquées à Dionysias comme dans les officines contemporaines de la vallée du Nil.

En ce sens, la trouvaille de Qasr-Qarun demeure pour l’étude du faux-monnayage une mine d’informations encore insuffisamment exploitée. Après leur découverte, les moules avaient été nettoyés, identifiés et triés (Figure 5) par Jacques Schwartz, puis déposés dans les réserves de l’Ifao avant de rejoindre le service des Archives où ils sont encore conservés aujourd’hui. Le relevé précis des empreintes monétaires lui permit d’observer que les nummi de l’empereur Licinius (308-324) avaient été très majoritairement utilisés comme modèles, loin devant ceux de Maximin II (310-313) et de Constantin I^er (306-337). Quoi qu’il en soit, en ne menant son analyse que sur les types monétaires représentés, Jacques Schwartz ne fut pas en mesure d’aboutir à des conclusions réellement probantes sur le développement, le rythme et le volume de la production. En outre, il laissa de côté les restes de moules intacts, creusets et autres ratés de coulée découverts dans cet « atelier monétaire », qui sont pourtant riches d’enseignements sur les procédés techniques mis en œuvre.

En reprenant l’ensemble de la documentation, dont il n’existe aucun catalogue, le projet veut replacer l’activité déployée dans l’atelier de Dionysias au sein des enjeux économiques, historiques et sociaux auxquels elle renvoie^[6]. Deux aspects font plus particulièrement l’objet de recherches approfondies : l’organisation de la production et les procédés techniques développés lors de la fabrication des monnaies coulées. En contrepoint, l’importance du contexte archéologique de découverte des moules monétaires et des restes de production rend plus que nécessaire un travail approfondi sur les archives des fouilles et d’autres artefacts laissés par Jacques Schwartz à l’Ifao.

1/ L’organisation de la production

L’essentiel du travail porte sur l’inventaire et l’identification des moules monétaires. Il s’agit, pour ce faire, de relever l’empreinte figurant en creux sur chaque moule à l’aide d’un pistolet à silicone dentaire, particulièrement apte à rendre les détails de faible relief (Figure 6). Hormis les moules placés aux extrémités d’une pile de moules, qui sont univalves, les disques d’argile portent de part et d’autre les empreintes de deux monnaies différentes. Les patrices de silicone ainsi obtenues correspondent au droit ou au revers des monnaies originales (officielles) utilisées par les faussaires pour fabriquer les moules. Évidemment, les faux-monnayeurs eurent souvent recours aux mêmes monnaies officielles, qu’ils pressaient de manière répétitive dans les disques d’argile. En identifiant précisément les patrices de silicone, il est alors possible de reconstituer la composition du jeu de monnaies dont disposaient les faussaires et d’étudier les combinaisons sur les différents moules pour identifier une ou des phases de production. La méthode suivie a d’ores et déjà permis d’entreprendre l’examen de plus de 3 000 moules.

2/ Les procédés techniques

Dans la perspective de mieux comprendre les procédés de fabrication et les choix techniques opérés par les faux-monnayeurs, un volet archéométrique est au cœur des travaux menés dans le cadre de ce programme. En lien avec le pôle archéométrie de l’Ifao, il s’agit de caractériser les argiles utilisées pour la fabrication des moules ainsi que l’alliage métallique pour le coulage des monnaies. D’un point de vue pratique, des observations générales sont menées à l’aide d’un microscope optique afin de caractériser le type d’argile et sa préparation (Figure 7). Cette étape doit permettre d’observer la nature des inclusions du matériau, d’en déterminer la granulométrie afin d’en distinguer les caractéristiques principales, et ainsi en déduire les étapes de préparation de la terre. Parallèlement, des études chimiques et pétrographiques sont réalisées afin d’identifier d’éventuels « traceurs » de provenance contenues dans la pâte.

De façon complémentaire, la conservation exceptionnelle de certains objets métalliques (monnaies coulées, etc.) liés à la production permet une analyse par fluorescence X portable. Bien que les analyses de surface ne soient pas complétement adaptées aux alliages hétérogènes, la simple obtention de données qualitatives apporte de précieuses informations sur le choix des métaux et, partant, sur les pratiques développées par les faux-monnayeurs.

3/ Les archives de fouilles de Jacques Schwartz

La présence au service des archives de l’Ifao ainsi qu’à la bibliothèque d’Égyptologie du collège de France (Paris) d’un dossier dédié aux fouilles de Dionysias comprenant entre autres un carnet de fouilles de Jacques Schwartz ainsi que des photographies du site, des notes et une correspondance, offre une opportunité indéniable de compléter l’étude du matériel et du contexte archéologique de découverte (Figure 8).

Il est prévu que les résultats de ce programme soient rassemblés dans une monographie, qui sera soumise aux éditions de l’Ifao dans le courant de l’année 2025.

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^[1] J. Schwartz et H. Wild, Qasr-Qārūn/Dionysias 1948, Le Caire, IFAO, 1950 (Fouilles franco-suisses, Rapports ; 1).

^[2] J. Schwartz, Qasr-Qārūn/Dionysias 1950, Le Caire, IFAO, 1969, p. 99-105 (Fouilles franco-suisses, Rapports ; 2).

^[3] Un moule d’époque ptolémaïque est illustré dans G. Dattari, « Intorno alle forme da fondere Monete Imperiali Romane », RIN, 26, 1913, pl. V, n° 12.

^[4] J. Chameroy, « Münzgussformen und Münzreformen in Ägypten am Anfang des 4. Jahrhunderts n. Chr. », Jahrbuch f. Numismatik u. Geldgeschichte 59, 2009, p. 101-125 ; P.-M. Guihard, « La fausse monnaie coulée au début du IV^e siècle dans la vallée du Nil (Égypte). État de la question », in : S. Krmnicek, J. Chameroy (éd.), Money Matters : Coin Finds and Ancient Coin Use, Bonn, Habelt, 2019, p. 83-100.

^[5] H.-C. Noeske, « Spätkaiserzeitliche Münzgußformen aus dem Fayum (aus dem Nachlaß F. Zucker) », in : H. G. Walther (éd.), Erinnerungen an einen Rektor: Friedrich Zucker (1881-1973), Jena, 2001, p. 63-88 ; M. Asolati, « Relazioni mediterranee dalle matrici per falsificare moneta rinvenute a Tebtynis », in : M. Asolati (éd.), … per Mediterraneum. La moneta tra nord Africa ed Europa occidentale in età antica e post-antica, Padova, 2023, p. 1-36.

^[6] P.-M. Guihard, J. Chameroy, G. Blanchet, « Les moules monétaires de Qasr Qarun/Dionysias : contrefaire la monnaie dans la vallée du Nil au début du IV^e siècle », Suppl. BIFAO, n° 119, p. 58-62.

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