Une histoire par les meubles : inventaires de mobilier à l’École française d’Athènes

Le fonds d’archives de l’École française d’Athènes renferme, dans le dossier 5 ADM 82, un registre intitulé : « Inventaire – 1847 – 1848 – Catalogue de la bibl. » (fig.1). Mesurant 20, 5 x 30 cm, muni d’une couverture cartonnée et présentant aujourd’hui 88 pages manuscrites et non numérotées, il contient les neuf listes suivantes :

• « l’inventaire du mobilier de l’École française d’Athènes » daté du 26 juin 1847 et signé Jules Blancard, secrétaire de l’École de 1846 à 1851, contresigné Amédée Daveluy (directeur de 1846 à 1867).
• « le registre d’entrée des acquisitions mobilières faites par l’École à partir du 1er janvier 1848 », avec plus de deux mille numéros d’ordre (1-2241), avec des écritures de différentes mains.
• « Section des sciences laboratoires », un inventaire numéroté de 1 à 46, complété par une liste d’équipements non numérotés.
• « Laboratoire de chimie et minéralogie de l’École française d’Athènes » sur papier libre, un feuillet recto-verso qui recoupe en partie l’inventaire précédent.
• « Catalogue des livres de la bibliothèque de l’École française d’Athènes – 2ème Registre », comportant les numéros de 1 à 1788. L’analyse interne montre cependant qu’il renferme deux catalogues en un seul.
• « Catalogue des gravures et dessins », avec titre, auteur et état (avec ou sans encadrement), mais sans date et sans localisation : il s’agit essentiellement de reproductions d’œuvres de la Renaissance et de gravures du XIXe s. On note la présence d’un portrait de Louis-Philippe et d’une Prise de Malakoff (1855), ainsi que « 32 vues de France photographiées par Baldus dont 10 encadrées ». Ces dernières appartiennent sans doute à la mission héliographique de 1851 où Édouard Baldus était en charge de la couverture photographique des monuments de Provence.
• un compte récapitulatif d’achat de mobilier permettant l’établissement d’une moyenne annuelle de dépenses. La division du total des dépenses depuis 1848 se faisant sur le chiffre 19, on peut raisonnablement penser que ce compte a été établi en 1867 (1848 + 19), année où débute la direction de Émile Burnouf (1867-1875).
• « Meubles et objets mobiliers appartenant à M. Daveluy ». Cet inventaire établi sur deux pages est daté du 26 juin 1862. La date ne correspond cependant ni au déménagement de l’École pour son nouveau siège place Syntagma (1er janvier 1856), ni à celle du décès de Daveluy à Athènes (21 avril 1867).
• une liste de textiles (rideaux, embrasses etc.) sur une feuille contrecollée sur le dernier plat, avec une mention manuscrite en-dessous : « M. S. Sobernheim, banquier à Berlin ».

Ce registre entre dans la catégorie des inventaires des biens mobiliers de l’institution. Dans l’instrument de recherche ADM d’autres inventaires de ce type sont signalés. Par exemple, sous la cote 5 ADM 82, se trouvent répertoriés deux cahiers à couverture cartonnée noire, avec pagination au crayon, intitulés : « No1 École française – Inventaire du mobilier, matériel et lingerie – 1915 » et « No2 École française – Inventaire du mobilier, matériel et lingerie – 1915 ».  D’autres documents sont conservés pour la période récente, comme le « Livre d’inventaire général » qui couvre les acquisitions depuis l’exercice de 1958. À cet ensemble conservé à Athènes s’ajoutent d’autres pièces conservées en France, aux Archives nationales, issues d’un versement 19990001 effectué par l’École en 1999 (AN / 19990001 / 13 : livres d’inventaire (1892-1934, 1946-1957, 1929-1943).

L’inventaire, une pièce administrative et un document historique

Les inventaires de mobilier sont produits dans le cadre de la réglementation comptable des établissements publiques. C’est pourquoi la liste de 1847 se clôt sur la mention : « Athènes, 26 juin 1847. Certifié véritable le présent inventaire par nous, secrétaire de l’École française, signé Blancard. Vu par le directeur de l’École, A. Daveluy ». Le premier règlement intérieur de l’établissement publié en 1859 (Radet 1901 433-436) rappelle aux membres que le mobilier mis à leur disposition dans leur bureau est placé sous leur responsabilité : « Les membres de l’École, en arrivant à Athènes, occupent la chambre qui leur est assignée par le directeur. Ils donnent au concierge surveillant un reçu des objets mobiliers qui la garnissent en sont responsables » (Radet 1901 p. 435).  En dehors de leur fonction réglementaire, les inventaires de mobilier d’institution semblent offrir un ensemble d’informations d’intérêt limité ou anecdotique. Seuls les inventaires après décès, concernant des personnes privées, retiennent généralement l’attention des historiens. Le patrimoine des institutions n’intéresse que lorsqu’il est architectural : l’École d’Athènes n’échappe pas à la règle qui a vu son siège faire seul l’objet d’une étude minutieuse (Schmid 1996). Pourtant ces listes témoignent d’un équipement périssable et consommable dont l’acquisition et l’utilisation constituent un fait qui mérite aussi analyse. S’agissant d’une maison qui a abrité et abrite encore des archéologues, c’est là une évidence qu’il n’est pas inutile de rappeler. Au bénéfice scientifique qu’on peut attendre s’ajoute un intérêt patrimonial non négligeable : l’examen attentif des inventaires peut permettre de redonner à certains objets encore aujourd’hui présents une identité aujourd’hui ignorée : par exemple, il est très probable que la « pendule, marbre vert et sujets en bronze, 2 enfants, par Moreau » du numéro 338 soit celle encore présente dans le salon directorial (fig. 2).

Le catalogue de la bibliothèque fournit le même bénéfice patrimonial : une mention manuscrite nous apprend ainsi que l’exemplaire de La Description d’Égypte qui est aujourd’hui à l’EFA sous la cote 66 est un « don de l’Empereur » à l’institution (fig. 3), ce qui constitue un témoignage intéressant sur les attentes de la plus haute autorité. L’examen de ces registres peut donc enrichir l’histoire de l’institution d’une manière originale.

Organisation et chronologie de l’inventaire

Dans le registre intitulé « Inventaire – 1847 – 1848 – Catalogue de la bibl. », deux inventaires retiennent ici notre attention :  il s’agit de « l’inventaire du mobilier de l’École française d’Athènes » daté du 26 juin 1847 et du « registre d’entrée des acquisitions mobilières faites par l’École à partir du 1er janvier 1848 ». Il faut au préalable en préciser l’organisation et la chronologie exacte. Le premier est une simple liste de meubles de mobilier répartis par pièces. Seules les quantités sont notées, jamais les prix. Le second est plus élaboré et plus conforme aux règles comptables : organisé en quatre colonnes, il fournit un numéro d’ordre d’acquisition, la désignation de la pièce avec la mention d’une quantité, le prix et des observations (fig. 4).

Cette disposition n’est pas cependant rigoureusement observée et la répartition entre les colonnes change quelquefois. À partir du numéro 902, les colonnes ne sont plus respectées : figure seulement une ligne avec numéro d’ordre, quantité et description, la mention du prix d’acquisition disparaît au numéro 1099. La colonne des numéros d’acquisition contient les chiffres de 1 à 2241, avec une interruption entre de 806 à 901. La colonne des désignations donne la nomenclature des pièces de mobilier (fauteuils, chaises, lit, canapé, miroir, lampe, vase, assiettes, tapis etc.), accompagnée de la notation de traits distinctifs, en particulier le matériau (« chaises en noyer peint », « traversins en laine », « rideaux en mousseline », « couteaux à manche en argent ») ou le style (« glace de salon, style Louis XV », « régulateur style Louis XIV »). Les prix sont exprimés le plus souvent en drachmes dans un premier temps (jusqu’au numéro 223), puis majoritairement en francs pour les numéros suivant. A chaque page, en bas de la colonne un chiffre au crayon marque le total. La colonne des observations, enfin, contient des informations très diverses : des précisions apportées à la nomenclature (pour les « 2 cadres en noyer » du numéro 48 il est ainsi précisé : « Forum et Colisée »), l’état du mobilier (le « tapis fourrure (cabinet) » du numéro 2159 est « mangé par les vers »), le numéro d’une facture, l’endroit où est affectée la pièce acquise (la « coupe grecque en fonte peinte » du numéro 303 est au « grand salon »). On y trouve aussi la mention des modifications de numéro d’acquisition, témoignant de sorties d’inventaire établies de manière empirique.

L’établissement de la chronologie de cet inventaire nécessite une analyse interne. Si la première liste est clairement datée de juin 1847 et correspond à la première installation de l’École dans la maison Gennadios que le ministre de France A. Piscatory a louée à cet effet, la seconde couvre une longue période qui débute au 1^er janvier 1848 et semble s’achever autour de 1888, si l’on en croit une notation portée au numéro 2212 à propos d’un service en faïence d’assiettes plates. Dans cette période de quarante ans, l’École française a été installée dans trois bâtiments différents (fig. 5) :

De 1847 à 1855, dans la maison Gennadios (fig. 6), édifiée en 1845 sur les plans de Stamatios Kléanthis, au carrefour des actuelles rues Akadimias, Zoodohou Pigis et Harilaou Trikoupi ;

De 1856 à 1873, place Syntagma, en face du palais du roi, dans la maison lemnienne ou Megaron Dimitriou (fig. 7), demeure d’Antonis Dimitriou Limnios, construite en 1842 par l’architecte danois Théophil Hansen.

Et, à partir de 1873, au 6 rue Didotou, sur le Lycabette (fig. 8), où elle se trouve encore, dans un bâtiment construit par l’ingénieur français Eugène Piat.

Dans la même période, elle a connu quatre directeurs successifs : Amédée Daveluy (1846-1867), Émile Burnouf (1867-1875), Albert Dumont (1875-1878) et Paul Foucart (1878-1890).

Des indices internes permettent de situer à peu près les acquisitions dans chacun des trois bâtiments et sous les quatre directions. Tout d’abord, quelques dates sont explicitement notées : en face des numéros 684-692 la mention « facture envoyée au ministère 1864 » ; au-dessus de 911 la mention « Direction Burnouf » en haut de page, marquant ainsi le début de sa direction ; au-dessus de 2039, un trait au crayon avec mention « février 1879 ». Elles donnent ainsi une première trame. Si les mentions aux numéros 911 et 2039 peuvent correspondre aux changements de directeur (Burnouf en 1867 et Foucart en 1878), en revanche elles ne correspondent pas aux années de changement de siège, ce qui compromet en partie l’exploitation documentaire de ces inventaires. Pour affiner cette trame, il faut, ensuite, exploiter d’autres indices. Ainsi les noms donnés aux pièces où les objets sont localisés peuvent fournir une aide : l’apparition au numéro 940 de l’appellation « poêle pour le pavillon des membres » semble bien indiquer que l’Ecole est désormais installée dans sa troisième demeure, sur le Lycabette, car l’appellation ne convient à aucune des deux premières maisons. On constate que ce numéro 940 fait suite à l’interruption de l’inventaire signalée plus haut, entre les numéros 806 et 901, et à la mention de la « direction Burnouf » (911). On peut donc considérer que de 902 à 2241 le mobilier inventorié se trouve désormais rue Didotou. Pour distinguer le mobilier acquis pour les deux premières maisons, de 1 à 806, les noms des pièces ne sont pas discriminants car si on connaît celles de la maison Gennadios grâce à l’inventaire de 1847, on ignore tout des pièces de la maison lemnienne dont on sait seulement qu’elle était vaste. La mention « facture envoyée au ministère 1864 » portée aux numéros 684-692 permet d’établir que l’École est déjà depuis huit ans dans la maison lemnienne. Pour préciser la date à partir de laquelle elle s’y trouve, il est possible de tirer parti de la date de production de certains objets qui donne, quand elle est connue, un terminus post quem. Par exemple les numéros 224 et 532 concernent des « cadres en sapin » achetés pour des « vues photographiques de France » qui sont celles réalisées par la mission héliographique à laquelle a participé Baldus, donc en 1851. Plus proche de l’année où l’École emménage place Syntagma est l’information fournie par le numéro 532, « deux grands cadres en sapin vernis », pour deux gravures, l’une représentant le « Congrès de Paris » (sans doute d’après tableau de Gr. Dubufe réalisé en 1856), l’autre la « Prise de Malakoff », victoire obtenue en 1855 dans le cadre de la Guerre de Crimée. Enfin on peut aussi utiliser comme critère d’analyse les changements d’écriture. On en compte au moins trois, dont un significatif : à partir du numéro 450, l’écriture est beaucoup moins soignée, l’entrée de la colonne de gauche n’est plus renseignée et à partir de 508 cette colonne est décalée par erreur à gauche. C’est aussi à partir de ces pages que l’on note une nette augmentation des quantités recensées, en particulier pour les tissus d’ameublement, ou les caisses pour les plantes. On peut donc, à titre d’hypothèse, répartir les acquisitions entre les trois maisons de l’École de la manière suivante : de 1 à 450 : la petite maison Gennadios ; de 451 à 806, la vaste maison lemnienne ; de 902 à 2241, la maison du Lycabette construite à la mesure des besoins. Cette ventilation reste cependant approximative.

Ainsi constitués en document historique, ces inventaires peuvent être confrontés à d’autres témoignages contemporains et faire l’objet d’une exploitation scientifique. En effet nous disposons de nombreuses sources contemporaines, tels que correspondances privées, journaux personnels ou notes, ainsi que des gravures ou photographies d’époque. La confrontation de l’ensemble de ces données testimoniales permet alors d’enrichir l’histoire de l’institution sur au moins trois points.

Architecture et habitat

Le premier apport de l’étude des inventaires mobiliers est de préciser le cadre matériel de la vie de la communauté qui vit à l’École. La liste établie en juin 1847 fournit non seulement le mobilier mais aussi sa répartition dans la maison Gennadios : l’appartement du directeur est composé d’une salle à manger, d’un cabinet, d’un salon, d’une chambre à coucher et d’un cabinet-antichambre ; huit chambres hébergent les membres qui disposent de cabinets de toilette ; une salle de conférences est équipée d’une table et de douze chaises en paille ; trois chambres de domestique et un jardin complètent cet habitat. Cette répartition se retrouve à peu près dans les correspondances et journaux des membres (Roux, Grenier, Lévêque) arrivés en Grèce au printemps 1847. Ils s’installent dans la maison Gennadios le 29 mars. Un an plus tard une lettre de Eugène Gandar (promotion1847) à sa famille du 29 mai 1848 donne une bonne description de l’installation à peu près en accord avec l’inventaire :

« Voici comment est faite notre maison. Pour arriver de la rue, ou plutôt de la route à notre porte, il faut traverser des terrains en friches, parsemés d’amandiers. Un vieux pallikare reçoit à la porte du jardin. La maison, qui est neuve et très propre, a cinq fenêtres sur les deux façades et deux sur les côtés. Comme les Grecs ne craignent pas l’humidité, ils habitent volontiers la cave et le rez-de-chaussée est un hypogée ; à moitié sous terre, il prend jour d’en haut, par un soupirail. L’hypogée a quatre jolies chambres et quatre petits cabinets donnant sur un vestibule commun, avec deux portes de sortie ; c’est là que prennent leur domicile les derniers venus d’entre nous, et dans un mois j’y fixerai ma demeure. Le premier étage, qui serait à notre façon un rez-de-chaussée à perron, puisqu’il suffit de dix marches pour monter au palier, est très élégant : deux escaliers conduisent à un atrium fort gai, dont le plafond est soutenu par deux colonnes en marbre d’ordre ionique. Sur ce vestibule, comme sur celui de l’hypogée, donnent, par une disposition symétrique, quatre appartements, qui ne diffèrent des appartements inférieurs que parce qu’ils sont un peu plus élevés et que deux grandes fenêtres laissent voir la campagne et le jardin. L’une des chambres sert de salon commun, de cabinet de lecture et de bibliothèque ; les trois autres sont la demeure de nos aînés. Le véritable étage, composé d’un grand salon et de trois pièces assez belles, avec des décharges et un balcon, est l’appartement de M. Daveluy, à l’exception d’une chambre, indépendante du corps-de-logis, réservé à notre secrétaire interprète. Voilà, à proprement parler, toute notre maison. »

Gandar 1869, p. 77-82

C’est la maison où Flaubert dîna à l’invitation de Daveluy en 1851 et où logea l’architecte Charles Garnier :

« Quelle charmante vie que celle de l’École d’Athènes, une espèce de petit ermitage tout intime presque hors de la ville, une bibliothèque fort bien garnie, une compagnie assez nombreuse pour ne pas s’ennuyer, mais assez restreinte pour ne pas se lasser de la vie en commun. »

Une lettre inédite de Grenier, datée du 4 du 31 mars 1847, permet de recouper assez précisément l’inventaire de 1847 pour les chambres des membres :

« Une table de bois blanc, un lit de fer, une commode, une petite glace, un fauteuil et deux chaises, une caraffe [sic] avec des fleurs, une once de tabac de Constantinople et du thé d’Odessa, voilà tout son ameublement. »

EFA, Archives A. Grenier

Une autre de Roux donne une explication possible à l’absence de prix d’achat du mobilier de cette maison :

« M. Piscatory, sans avoir reçu d’instruction à cet égard, a pris sur lui de nous acheter aux frais de l’État des lits de fer, des chaises, une commode, une table de travail. Il nous reste à nous acheter des draps, des rideaux et autres misères qui monteront bien encore à une centaine de francs. »

Lettre à son frère Philippe, 27 mars 1847, Roux 1898, p. 12

Les dépenses en ont donc été imputées très normalement au budget de la légation de France. Selon d’autres témoins cependant, ce sont les membres qui ont avancé l’argent :

« Ils achetèrent des matelas, du linge pour les lits, la toilette et la table, enfin les objets les plus nécessaires à la vie de chaque jour, le tout à leurs frais. Une partie leur fut remboursée plus tard. »

Nancy, Université de Lorraine, Archives E. Burnouf 51, 1, 1

Mais on relève aussi des divergences avec la description de la maison que donne l’inventaire de 1847 :

« La maison a des compléments et des dépendances ; les cuisines et notre salle à manger composent un bâtiment détaché, dont la toiture est une terrasse où nous allons au sortir de table voir le soleil se coucher derrière l’Icare et colorer de ses rayons mourants les sommets arrondis du Cithéron. En face de la cuisine est l’écurie. »

Gandar 1869, p. 80

ce que confirme aussi Grenier dans une lettre :

« À gauche, mais détachée une sorte de portique où nous prendrons le frais en été et le chaud en hiver : là est notre salle à manger, notre cuisine et notre salle de bain. »

EFA, Archives A. Grenier

L’inventaire ne dit rien de ces espaces. L’ensemble donne cependant une image vivante de l’installation de la première École. Elle est d’autant plus précieuse que la maison Gennadios a été détruite en 1981. La même analyse pourra aussi être menée pour les deux autres maisons de l’École, en particulier la maison du Lycabette dont on possède les plans détaillés dessinés par Piat (Nancy, Université de Lorraine, Archives E. Burnouf 41, 2, 4). Elle pourra ensuite être confrontée aux manières de se loger des autres habitants d’Athènes au même moment (Biris 2005 ; Loyer 2017, p. 177-216).

Les arts décoratifs français et grecs

Liste de noms d’objets, les inventaires autorisent une étude lexicale, technique et stylistique de l’équipement des trois maisons : « couverts Ruolz » (un alliage bon marché), « porcelaine à feu », « damas rouge », « acajou », « cristal de Bohème », « porcelaine de Chine », « étoffe de Bruges », « coutil anglais », « fer blanc » ou « paillasses en feuilles de Turquie » dessinent un large éventail de matériaux dont sont faits ustensiles et mobilier. Certaines appellations appellent aujourd’hui une explication : ainsi le « plumeau américain » au numéro 2123 est un modèle fait en plumes de dinde sauvage dont une publicité de l’époque vante les avantages « pour les gros ouvrage ». Cette nomenclature permet aussi d’étudier comment l’institution remplit une fonction de représentation, au même titre que le logement du ministre de France. Le mobilier de style français occupe une place prépondérante dans les trois maisons : lampe Renaissance, baromètre de style Louis XIV, lustre, glace de salon, grand cartel et chenets de style Louis XV, une grande lanterne de style Louis XVI ainsi que six mètres de velours frappés pour 4 chaises de même style et plusieurs glaces de Saint Gobain. Cette fonction de représentation sera renforcée par la suite lorsque l’École bénéficiera des envois du Mobilier National et de la Manufacture de Sèvres, que documentent d’autres inventaires conservés aux archives de l’École (dossier 5 ADM 85 « Patrimoine immobilier et mobilier », « Mobilier national (1885-2015) »). Cependant l’École est aussi installée dans ce qui, en 1847-1888, est encore vécue comme une terre d’Orient. Le mobilier inventorié porte donc de manière attendue la marque d’une orientalisation sensible, surtout dans les textiles : on compte une bonne dizaine tapis de Smyrne – de pied, pour divan ou au sol –, mais aussi des pièces d’étoffe de Brousse, placés au salon ou au cabinet du directeur, donc dans les pièces de réception. Une photographie du salon directorial prise vers 1900 montre encore ce mélange de styles occidental et oriental (fig. 9 et 10).

Au compte de cette orientalisation, mais d’un autre ordre, on peut aussi inscrire le numéro 956 qui mentionne une « pharasi » ou pelle à poussière, première occurrence d’un emprunt au grec moderne selon une pratique bien attestée dans la correspondance des membres. Leurs bureaux sont, d’ailleurs, très « orientaux », comme en témoignent les descriptions dans les lettres, les photographies du début du XXe s. (fig. 11 et 12) et quelques inventaires de biens privés de 1940-1941 (« Biens privés (1936, 1940-1941 et s.d.) ») : on y voit tissus au murs, céramiques de Turquie, armes en métal damassé, icônes etc.

Confrontés à d’autres témoignages, les inventaires constituent assurément une bonne source d’information pour étudier comment une communauté française installée en Grèce a continué de vivre à la française, tout en s’hellénisant par certains traits. La comparaison avec l’habitat des Athéniens de la même époque qui, dans un premier temps, prennent modèle pour leur intérieur sur l’Allemagne, l’Angleterre ou la France (Roupa et Parmenidis 2003), ne manquerait pas d’intérêt.

Histoire de l’archéologie

Les inventaires examinés documentent enfin un dernier point et non des moindres, le lien de l’institution athénienne avec les architectes de l’Académie de France à Rome, avec l’histoire de l’art et avec l’archéologie.

On sait que la création de l’École française d’Athènes est étroitement liée au projet d’ouvrir en Grèce un établissement pour accueillir les architectes de l’Académie de France à Rome (Radet 1901, Arnoux et Farnoux 2021). Les trois maisons qu’occupa successivement l’École comporte une « chambre de l’architecte » destinée à les héberger. Leur séjour donna lieu à de fructueuses coopérations avec les membres, aussi bien dans leurs voyages d’explorations que dans leurs fouilles (Hellmann 1996). L’inventaire montre que l’École prend en charge l’équipement nécessaire à ces travaux : elle achète « 3 règles pour les architectes » (452) et « une échelle à l’usage des architectes » (462). Dans un de ces rapports en 1859 Daveluy rappelle au ministère la charge financière que représentent pour l’École l’achat et le stockage des échafaudages et des échelles des architectes venus de Rome (Radet 1901, p. 141). D’autres objets inventoriés témoignent du lien qui associe l’École à l’histoire de l’art en général : ce sont les nombreuses œuvres accrochées aux murs des trois maisons : on relève ainsi deux vues de Rome (Forum et Colisée, 48), une reproduction de la fresque Les grands maîtres autour d’Apelle, Ictinos et Phidias, réalisée pour l’hémicycle de l’École des beaux-arts par Paul Delaroche en 1841 (223), des œuvres de Raphaël (111, Madone à la Perle ; 231, La belle jardinière ; 586 Caryatides), de Poussin (306, six paysages), d’Ingres (459 Tu Marcellus eris) etc. Cet ensemble se retrouve plus complet dans le « Catalogue des gravures et dessins » : sur 106 reproductions encadrées et accrochées aux murs des maisons successives, on compte seulement « une vue d’Athènes (gravure allemande) » et un dessin montrant « L’Érechthéion (mine de plomb) ». Dix vues de monuments antiques de Rome complètent la série des œuvres antiques, le reste est constituée d’œuvres de la Renaissance et de l’art moderne (Poussin, Raphaël, Léonard de Vinci, le Pérugin, le Corrège etc.). On note en particulier la présence de la reproduction de la fresque de l’hémicycle de l’École des beaux-arts, de Paul Delaroche, œuvre emblématique du renouvellement du programme de formation de cette institution : elle reprend le motif du rassemblement de grands artistes, comme dans l’École d’Athènes de Raphaël et de l’Apothéose d’Homère d’Ingres (Bonnet 1996, p. 21). On trouve aussi des reproductions du même répertoire artistique aux murs des bureaux des membres à la fin du XIXe et au début du XXe s. Elles témoignent du fait que si les jeunes savants français d’Athènes sont majoritairement des philologues, ce sont aussi des historiens d’art au sens large du terme. Certains d’entre eux, comme Charles Lévêque, André Joubin ou Paul Jamot, font carrière dans ce domaine à la sortie de l’École, le premier professeur de philosophie et d’esthétique à la Sorbonne, puis au Collège de France, le second directeur de la bibliothèque Doucet et éditeur du journal de Delacroix et le troisième conservateur au département des peintures au Louvre. La présence de ces reproductions dans les inventaires de l’établissement ne doit donc pas surprendre : ils attestent à leur manière la place de l’histoire de l’art comme discipline académique à l’École d’Athènes.

L’inventaire, enfin, documente l’orientation archéologique que prend l’École dès son installation sur le Lycabette sous la direction de Burnouf en 1873. Des achats sont ainsi réalisés expressément pour les fouilles (fig. 13) : 994 « matériel de fouilles, trois barres d’acier », 995 « 4 pinces à lever », 996 « 20 pelles à bride »et « 20 pioches de cantonnier », 998 « une hache de charpentier », 999 « un marteau à clavette », 1000 « 50 manches de pioche », mais aussi des brouettes, des cordages etc., pour un total récapitulé de 846 francs.

Il n’est pas inutile de rappeler que Burnouf a été, bien avant Homolle, le directeur le plus favorable à la fouille, comme le montrent les travaux de Mamet et Gorceix qu’il soutient à Santorin ou de Lebègue à Délos. Il a de plus souhaité installer la section des sciences créée par le décret de 1859 dans le nouveau bâtiment de l’École, comme le montrent les plans inédits (Burnouf 41, 2, 3), qu’il équipe d’instruments divers répertoriés dans un des inventaires. Enfin il souhaite que l’École publie les travaux qu’elle entreprend, ce que montrent les numéros 1015 à 1017 et 1049 où sont enregistrés les achats de caractères épigraphiques et des rames de papier. Il faut sans doute mettre cet achat en rapport avec le Bulletin de l’École française d’Athènes dont Burnouf demande la création dans un rapport au ministère du 20 février 1868 :

« Il serait comme un journal par lequel les érudits seraient tenus au courant de ce qui intéresse le plus leurs études. Par cette publicité dont elle serait le centre, l’École française prendrait une importance majeure dans le monde savant et verrait sa situation morale en Orient considérablement agrandie. »

Nancy, Université de Lorraine, Archives E. Burnouf 51, 2, 27, p. 3

Il recommande d’en réalisation la production à Athènes où les coûts sont moins élevés. Ce Bulletin qui anticipe la création du futur Bulletin de Correspondance Hellénique est publié de 1868 à 1871. L’achat de boîtes de clichés (1051) est aussi à mettre au compte de cette orientation scientifique que Burnouf rappelle dans un texte inédit du 14 mai 1868 où il plaide en faveur du financement régulier de fouilles :

« Les découvertes ne se font pas seules. Ce qui existe en Grèce à la surface du sol a été en majeure partie signalé. Au contraire les remblais des villes ruinées et les constructions grossières du moyen-âge cachent encore un nombre considérable d’objets précieux et ignorés. Athènes même est en majeure partie à déblayer. (…) Si notre École pouvait chaque année consacrer tous ses reliquats à des recherches de ce genre, à des fouilles, à des déblaiements, son travail non interrompu produirait, sans dépenses nouvelles pour l’État, des résultats considérables, sans compter qu’il augmenterait notre prestige en Orient. A ces travaux qui auraient l’avantage d’alimenter notre Bulletin, il deviendrait possible d’ajouter quelquefois (…) des planches au trait ou des photographies, sans lesquelles certains articles seraient difficilement intelligibles. Les recherches scientifiques pourraient marcher parallèlement à l’archéologie. »

Nancy, Université de Lorraine, Archives E. Burnouf 51, 2, 28, p. 5

Les inventaires montrent clairement l’engagement concret de Burnouf dans le projet de faire de l’École un établissement de recherche scientifique producteur de données originales et inédites. A la suite de G. Radet l’historien indépassable de l’École, il est d’usage de considérer que l’École française d’Athènes a cherché longtemps sa voie et, qu’après avoir erré entre 1846 et 1850, elle s’est mise au travail, grâce à la tutelle de l’Académie à partir de 1850, pour ne trouver définitivement sa voie et son salut qu’avec la grande fouille de Delphes en 1891. Les sources archivistiques aujourd’hui accessibles montrent que l’évolution est sans doute plus ancienne et qu’il est nécessaire de réexaminer l’œuvre des directions antérieures à celle de Théophile Homolle.

Ces inventaires offrent donc des « fenêtres » inattendues sur l’histoire de l’institution pour peu qu’on en fasse une critique interne et qu’on les confronte à d’autres sources manuscrites ou graphiques de la même époque. À ces « objets inanimés » aux noms démodés il est facile de rendre une âme et un sens. Ils permettent alors une histoire revue ou « décalée » de l’institution.

Bibliographie

Arnoux et Farnoux 2021

L. Arnoux et A. Farnoux, A l’ombre du Lycabette : l’École française et la ville d’Athènes, Athènes, (sous presse).

Biris 2005

Κ. Μπίρη, Αι Αθήναι από του 19ου εις τον 20ον αιώνα, Μέλισσα, 2005.

Bonnet 1996

A. Bonnet, « Une histoire de l’art illustrée : l’hémicycle de l’École des beaux-arts par Paul Delaroche », Histoire de l’art 33-34 (1996), pp. 17-30, doi : https://doi.org/10.3406/hista.1996.2713

Gandar 1869

Lettres et souvenirs d’enseignement d’Eugène Gandar, publiés par sa famille, et précédés d’une étude biographique et littéraire, par M. Sainte-Beuve, Paris, Didier, 1869.

Loyer 2017

Fr. Loyer, L’architecture de la Grèce au XIX^e siècle (1821-1912), MMB 10, Athènes, École française d’Athènes, doi : https://doi.org/10.4000/books.efa.4063

Radet 1901

G. Radet, L’histoire et l’œuvre de l’École française d’Athènes, Paris, Albert Fontemoing, 1901.

Roupa et Parmenidis 2003

E. Roupa and G. Parmenidis, Το αστικό έπιπλο στην Ελλάδα 1830-1940: Ένας αιώνας συγκρότησης κανόνων σχεδιασμού / The History of Greek Urban Furniture 1830-1940: the development of design in the country, Athens, National Technical University at Athens (Metsovion), 2003.

Roux 1898

G. Radet, Les Débuts de l’École d’Athènes, Correspondance d’Emmanuel Roux 1847-1849, Bordeaux, Féret, 1898.

Schmid 1996

M. Schmid, « Les bâtiments de l’École française d’Athènes et leur évolution », BCH 120.1 (1996), 127-151. DOI : https://doi.org/10.3406/bch.1996.4591

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