La correspondance directoriale, témoin des premières fouilles sous-marines de l’EFA à Amathonte et Thasos

Au début des années 1980, l’École française d’Athènes se lance dans deux projets de fouilles sous-marines : les ports antiques d’Amathonte à Chypre et de Thasos en Grèce. Si les fouilles sous-marines ne sont alors pas une nouveauté dans le milieu archéologique, l’entreprise menée par l’EFA reste exceptionnelle par la nature des sites fouillés ainsi que par les capacités d’adaptation et d’innovation dont l’équipe devra faire preuve pour faire face à leurs particularités. À cette époque, l’EFA est la seule des écoles étrangères présentes en Grèce à s’attaquer à des fouilles sous-marines. Celles-ci sont alors davantage réalisées par des professionnels de la plongée que par des archéologues en ce qui concerne le monde méditerranéen. Les fouilles sous-marines se concentrent surtout sur des épaves ou de la prospection, non pas par manque d’intérêt pour les ports mais parce que les ports en bon état de conservation sont rares et aussi pour les enjeux techniques et matériels qu’ils impliquent. De plus, une grande partie des ports antiques a connu divers remaniements et agrandissements jusqu’à nos jours et, le lieu pouvant toujours être occupé à l’époque contemporaine, comme c’est le cas pour le port du Pirée (Grèce), des fouilles seraient bien compliquées à organiser. Le port de Thasos est un port antique toujours en activité. Quant au port antique d’Amathonte, il reste intouché, abandonné dès l’Antiquité.

Pour nous relater le contexte dans lequel ces opérations furent réalisées ainsi que ce qu’elles ont impliqué pour l’institution, qui de mieux que Jean-Yves Empereur, ancien membre de l’EFA qui en devient le secrétaire général de 1982 à 1990 et désormais membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, alors responsable des fouilles des ports d’Amathonte et de Thasos.

« Un archéologue regarde vers le passé, mais pas le sien »

Ainsi commence notre entretien avec Jean-Yves Empereur, qui précise que les anecdotes en lien avec ces missions remontent à près de trente ans.

Si l’EFA entreprend des fouilles sous-marines c’est d’abord par sa volonté personnelle. Il s’intéresse au commerce des amphores en Méditerranée, et les épaves en sont des témoignages précieux. Il se forme donc à l’art de la fouille sous-marine à la Madrague de Giens, une fouille-école reconnue mondialement. Une fois recruté au poste de secrétaire général, de l’EFA il lance l’idée de réaliser des fouilles sous-marines. La jeune Éphorie sous-marine lui confie ainsi une mission à Thasos. Cette fouille est alors qualifiée de sauvetage puisse qu’elle a lieu précisément parce que le port doit connaître des modifications afin de pouvoir accueillir de plus imposants bateaux ; en creusant le fonds du bassin, ces travaux attaqueraient donc l’intégrité des restes du port antique. Le port d’Amathonte est également une entreprise de sauvetage que ne peut refuser l’EFA. Le groupement privé d’intérêt local, l’Association pour la mise en valeur du port d’Amathonte (SALPA), souhaite entreprendre une action de valorisation touristique sur ce site archéologique dans un état exceptionnel de conservation. Monsieur Monsieur Vassos Karageorghis, en sa qualité de directeur du Département des Antiquités chypriotes, fait donc appel à Monsieur Empereur pour mener cette campagne de sauvetage qui sera financée par la SALPA. Le fruit du hasard veut que l’École se plonge dans les fouilles sous-marines pour la première fois dans deux sites différents la même année, ce qui représente un challenge très important. Jean-Yves Empereur doit alors faire face à plusieurs difficultés.

Il y a tout d’abord la question de la formation d’une équipe qui sera compétente et permettra un bon déroulement de ces entreprises. L’EFA étant novice en matière de fouille sous-marines, il doit recruter et former une équipe qui fouillera à Thasos et à Amathonte. Il enrôle ainsi des personnes formées à la Madrague de Giens et complète par des membres de l’École. Le photographe, Philippe Collet, ainsi qu’un architecte de l’École,Tony Kozelj, se forment également à la fouille sous-marine. Les campagnes de fouille débutent alors en 1984 pour les deux sites. Amathonte connaîtra trois campagnes et Thasos bénéficiera de huit campagnes allant jusqu’en 1992 avec une interruption en 1986.

Un travail éprouvant

De plus, les fouilles sous-marines comportent un élément non négligeable, la pénibilité du travail. Les fouilles s’organisaient par des sessions de plongée plusieurs fois par jour. Par ailleurs, il n’est pas possible d’employer des ouvriers pour les tâches nécessitant un effort physique important. Jean-Yves Empereur souligne bien qu’il ne s’agit en aucun cas d’une exagération puisque des participants de précédentes campagnes au port d’Amathonte renoncent à revenir fouiller lors de la campagne suivante. C’est un travail très physique pour des campagnes qui vont généralement d’un mois à six semaines.

Algues et bulldozers

En outre, chacun des deux sites comportait sa propre particularité qui demandait un travail considérable. L’obstacle majeur présent à Amathonte était les posidonies, des algues donnant un aspect de grands champ vert aux fonds sous-marins. Elles recouvrent et protègent les ruines du port antique. Du fait de leurs racines particulièrement profondes, l’équipe de chercheurs dut faire usage de scies et de marteaux piqueurs pneumatiques pour les enlever et mettre au jour les structures archéologiques. C’était une entreprise très fatigante et chronophage. La SALPA fit appel à la Garde Nationale chypriote, et même aux militaires des bases anglaises pour en venir à bout. À Thasos, les archéologues travaillaient au milieu des bulldozers qui creusaient le fond du bassin et s’aménageaient un chemin, ce qui créait un danger physique pour les plongeurs et le risque que les bulldozers se renversent dans le bassin. Le fait que le port antique est toujours utilisé constituait un autre enjeu. Il y avait toujours un mouvement de bateaux, généralement des embarcations de pêcheurs de taille modeste mais aussi des chalutiers. Toujours à Thasos, l’équipe procédera aussi à la mise à terre, à la demande des autorités grecques, de plus d’une centaine de blocs architecturaux et de sculptures, ce qui impliquait une manœuvre délicate pour réaliser le levage hors de l’eau des blocs à l’aide d’un trépied puis d’une grue.

Des techniques innovantes

Mais au-delà des risques et difficultés rencontrées, ces fouilles ont été réalisées avec un enthousiasme global et ont permis des avancées techniques en termes de fouilles sous-marines. L’objectif était de réaliser ces campagnes de fouilles avec autant de rigueur que pour les fouilles terrestres en distinguant la stratigraphie, les ensembles homogènes et hétérogènes pour avoir un enregistrement géoréférencé précis. Les fouilles sous-marines soulèvent, cependant, des cas de figure particuliers qui nécessitent des adaptations. Ainsi, il a fallu faire face à des problèmes nouveaux pour lesquels il fallait trouver une solution.

À Thasos, les eaux peu profondes compliquaient les opérations. Il fallait trouver des méthodes nouvelles. Un topographe, Franck Perdrizet, a alors réalisé une couverture photographique aérienne en 1984, ce qui a permis de produire le premier plan de la structure grâce à une restitution photogrammétrique. C’est tout à fait pionnier. Ce plan sera d’une aide précieuse et permettra un gain de temps en se dispensant de réaliser les relevés à la main et permettra de rendre de l’organisation précise de la structure et ainsi facilité les interventions des chercheurs. Une autre nouveauté technologique dans la discipline est l’utilisation de caméras conçues pour la plongée, acquises par l’École pour les campagnes de 1985, qui serviront à documenter l’avancée des fouilles.

Les archives conservées à l’École

Nous retrouvons les différents aspects des fouilles sous-marines décrits par Jean-Yves Empereur au détour des archives conservées à l’EFA. En tant que secrétaire général, ce dernier a produit une riche correspondance inventoriée dans la sous-série 1 ADM : correspondance de la direction (directeurs et secrétaires généraux). Ces archives administratives pouvant parfois être perçues comme ayant un intérêt relatif, sont en réalité le reflet de l’ensemble des activités exercées par l’École et nous plongeons dans son histoire. Grace à ces archives, nous pouvons faire écho au récit que nous a offert Jean-Yves Empereur. En voici un échantillon.

La correspondance tenue par le directeur, Olivier Picard, et le secrétaire général, Jean-Yves Empereur, précisent l’organisation des fouilles. Nous avons ainsi des demandes d’autorisation pour les ports d’Amathonte (439/D/83 ; 330/D/83) et de Thasos (430/D/83) adressées aux autorités compétentes en 1983. Nous pouvons aussi y découvrir des documents témoignant du processus de recrutement. Prenons l’exemple du courrier 256/SG/86 de Monsieur Empereur à un candidat qui prévient également de la pénibilité du travail des fouilles sous-marines au port d’Amathonte.

« Deux campagnes de fouilles dans ce port m’ont appris qu’il faut auparavant prévenir les candidats à venir travailler avec nous que nos conditions sont particulièrement pénibles et difficiles. Il ne s’agit pas du dégagement précis et délicat d’une épave mais de passer le plus clair de son temps à soulever les pierres – parfois lourdes – du comblement du bassin. Cela nécessite un effort physique particulier. »

256/SG/86, 3 juin 1986

Après ce recrutement, la logistique est également un élément très présent dans la correspondance avec la mention des dates de fouilles, de l’acheminement des participants, leurs conditions de logement, le matériel importé avec les documents d’archives 188/SG/85 pour la campagne d’Amathonte de 1985 ainsi que les courriers 61/SG/86 à 69/SG/86 pour la dernière campagne de 1986.

« Matériel emporté : combinaison ; détendeur ; masque ; ceinture sans plomb ; si possible chaussons, gants et genouillères ; il n’est pas nécessaire de prendre des palmes lourdes et peu commodes à transporter (votre billet d’avion vous permet d’emporter 20 kg en soute et en bagage et en bagage à main). »

188/SG/85, 23 mai 1985

En dehors de ces détails très pratiques, les résultats des fouilles sont également partagés dans la correspondance directoriale avec les rapports de fouille tels que celui portant sur les campagnes de 1984 et de 1985 du port de Thasos dans le courrier 118/SG/86, l’occasion de revenir aussi sur les conditions de travail :

« Cette fouille a été provoquée par le désir de la Direction maritime de draguer et de recreuser le port pour en permettre l’accès à des bateaux de plus fort tirant d’eau ; ces travaux risquaient d’atteindre et d’endommager les couches antiques : l’Éphorie a donc décidé d’entreprendre une fouille d’urgence qui, en un nombre limité de campagnes, devait permettre l’exploration sous-marine de ce port de guerre avant de le remettre aux autorités portuaires : il ne s’agit donc pas d’une fouille systématique mais d’une intervention d’urgence qui connaîtra sans doute son dernier épisode au printemps 1986.
 L’entreprise a été rendue difficile, autant par la faible profondeur qui ne permettait pas toujours aux fouilleurs à travailler en pleine eau ni d’utiliser les moyens de levage sous-marins (notamment les ballons) que par le manque de clarté due à l’absence de courant, dans un endroit où se déversent nombre d’égouts des maisons voisines.
Néanmoins, nous avons pu préciser et, sur plusieurs points, modifier la connaissance que l’on avait du port de guerre de Thasos, que ce soit sur le tracé de la muraille ou sur l’emplacement et le nombre de tours. Enfin, nous proposerons dans ce rapport préliminaire un essai provisoire de chronologie. »

118/SG/86, 10 mars 1986

Comme second exemple, nous pouvons vous présenter le texte de Jean-Yves Empereur rédigé à l’occasion de la conférence donnée à l’EFA le 29 janvier 1986 portant sur les résultats intermédiaires de la fouille du port d’Amathonte (24/SG/86) et les moyens techniques importants mis en œuvre.

« Notre mission consistait donc : 1) à dresser un plan, comprenant l’articulation des différentes structures portuaires et 2) de préciser la chronologie de ce monument, les dates de construction, de son activité, de ses éventuels remaniements et de son abandon. Il fallait réaliser le tout en très peu de temps avant que les pelles mécaniques ne s’attaquent à un dragage général du bassin du port pour en faire un centre d’attractions touristiques. Les moyens en hommes dont nous disposions étaient de huit plongeurs en 1984, de vingt en 1985, et nous avons pu fouiller pendant trois mois.
Nous avons pu lever un plan dès la première campagne car la plupart des premières assises étaient visibles. La faible profondeur excluait la photogrammétrie sous-marine aussi avons-nous dû envisager d’autres solutions. Grâce à l’aide technique de la base britannique d’Akrotiri et notamment d’un hélicoptère mis à notre disposition, nous avons pu suivre les exemples du père Poidebard, le fouilleur des ports de Tyr et de Sidon, juste avant et après la seconde guerre mondiale : nous avons eu recours à la photographie aérienne. Nous sommes allés un peu plus loin, en transformant cet exercice en photogrammétrie, grâce à notre topographe-photogrammètre qui, à l’aide d’un balisage très précis sur la surface de la mer, a réussi à obtenir des séries de photographies permettant d’en tirer un plan qu’il aurait été quasi impossible de réaliser à la main, vue la taille gigantesque du monument. » 

24/SG/86, 29 janvier 1986

L’École reste, cependant, concernée par le devenir du port antique d’Amathonte et cela même après la fin de la fouille en s’impliquant dans le projet de valorisation du site en proposant des projets d’aménagements possibles comme nous le montre, entre autres, le courrier 774/SG/88 présentant ces derniers.

Outre la sous-série de la correspondance directoriale, l’EFA possède des archives scientifiques complétant ces informations avec notamment le dossier AMATH 1-1980-2004 contenant le lever tachéométrique réalisé en 1984 par T. Kozelj et F. Perdrizet ou encore l’inventaire des trouvailles du port (musée de Limassol) par J.-Y. Empereur et C. Verlinden de 1986. Enfin, la couverture photographique et les relevés des vestiges ont été déposés à la photothèque / planothèque.

Ainsi le point de départ consistant en une mission de classement de la correspondance directoriale a permis de mettre en lumière une étape importante de l’EFA dans l’appropriation de nouvelles techniques de fouille et d’enregistrement de données. Elle a aussi été l’occasion unique de recueillir un témoignage oral direct du responsable des opérations, témoignage qui, aux côtés des archives, viendra enrichir la connaissance de ces fouilles et, plus largement, la mémoire collective de l’institution.

Orientation bibliographique

J.-Y. Empereur, T. Kozelj, O. Picard, M. Wurch-Kozelj, The Hellenistic harbour of Amathus : Underwater excavations, 1984-1986. Volume 1. Architecture and history. Athènes, 2017 (Etudes chypriotes ; XIX).

J.-Y. Empereur, A. Simossi, Y. Grandjean, F. Salviat, « Thasos », Bulletin de correspondance hellénique 114-2, 1990. pp. 881-892.

J.-Y. Empereur, A. Simossi, « Thasos : le port », Bulletin de correspondance hellénique 115-2, 1991. pp. 712-720.

J.-Y. Empereur, A. Simossi, « Thasos : le port », Bulletin de correspondance hellénique, 116-2, 1992. pp. 721-726.

A. Hermary, J.-M. Saulnier, A. Queyrel, J.-Y. Empereur, « Rapport sur les travaux de l’École française d’Athènes à Amathonte de Chypre en 1984 », Bulletin de correspondance hellénique, 109-2, 1985. pp. 969- 989.

A. Hermary, M. Schmid, J.-M. Saulnier, J.-Y. Empereur, C. Verlinden, A. Pralong, « Rapport sur les travaux de la mission de l’École française à Amathonte en 1985 », Bulletin de correspondance hellénique, 110-2, 1986. pp. 881-907.

A. Hermary, M. Schmid, J.-M. Saulnier, J.-Y. Empereur, C. Verlinden, A. Pralong, « Rapports sur les travaux de la mission de l’École Française à Amathonte en 1986 », Bulletin de correspondance hellénique, 111-2, 1987. pp. 735-759.

V. Karageorghis, « L’École française d’Athènes à Chypre », Bulletin de correspondance hellénique, 120-1, 1996. pp. 389-395.

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